Deniz Bedir est un artiste franco-turc né à Marseille en 1997, diplômé de l’École Nationale Supérieure d’Art de Paris-Cergy (ENSAPC) en 2021. Depuis quelques années, il développe un processus pictural propre, à la frontière de la sculpture. 

Sa pratique suit un protocole composé de trois temps. D’abord, Deniz s’abandonne à l’énergie du geste, équipé d’un platoir et d’enduit mélangé à des pigments. Sur de grands panneaux de bois posés au sol, le peintre applique des volutes épaisses de matière colorée, mélangée à frais. Dans un second temps, l’artiste se retire, c’est à la matière d’agir. Les coulées d’enduit, veinées de pigments irrégulièrement pris dans la masse, mettent plusieurs jours à se figer. La masse onctueuse se concrétise, s’étoile de bulles d’air. L'œuvre au repos travaille à prendre forme. Puis, l’artiste opère une relecture. Le peintre endosse le rôle de sculpteur, en ponçant la surface devenue solide et rugueuse. Au jeu aléatoire de la répartition des pigments, répond un jeu virtuose sur les textures et effets de matière, finement polie ici, laissée à vif là. 

La stature imposante des œuvres, leur étendue creusée de profondeurs, leur présence tantôt âpre, tantôt enrobante, invitent le spectateur à se déplacer, à s’approcher, pour saisir du regard le remous des couleurs, les variations du relief, la fragilité du plâtre fissuré. L’expérience que proposent les pièces de Deniz est, paradoxalement, aussi méditative que le geste du peintre est puissant. Face à elles, peut se lever le souvenir du plasticien minimaliste italien Ettore Spalletti (1940-2019), dont l'œuvre a profondément marqué Deniz. 

Semblables à de hautes et lourdes stèles une fois redressés au mur, les tableaux sculptés de Deniz Bedir font, pour l’artiste, écho aux stèles d’Éphèse en Turquie. En tension entre force du geste et fragilité de l’objet, ils rappellent ces témoignages vibrants de notre humanité, résistants aux siècles mais pas laissés indemnes par les marques du temps. 

La mémoire irrigue chaque parcelle de l'œuvre, telle un limon. Les souvenirs qui baignent ces tableaux sont liés à des lointains, l’enfance ou d’autres rives de la Méditerranée. Toutefois, les voici infiniment présents, à travers la distance. C’est qu’ils forment le monde que l’artiste porte en lui. La peinture de Deniz est à rebours d’une pratique sur le motif. Elle convoque le paysage par réélaboration, rêverie lucide.Chaque tableau ouvre sur un paysage intérieur, un souvenir à demi effacé de la Méditerranée, auquel seuls la vision intérieure et le geste donnent forme.

À chacun des trois temps du processus de création évoqués, un quatrième mouvement est à l'œuvre : la variation. Si Deniz répète inlassablement un protocole, c’est pour permettre aux possibles nés de la rencontre entre souvenir et matière de mieux se déplier. Les aléas du matériau sont ses alliés. À cause ou grâce à eux, chaque toile diffère, résiste à l’identité du protocole. Les titres des tableaux, mentionnant le jour et le lieu de leur réalisation, parfois le souvenir présent, le soulignent : sous l’apparente neutralité des jours, le relief inouï de nos vies. 

La manière sérielle de l’artiste tient aussi à la nature de son matériau : l’enduit, celui utilisé sur les chantiers. À travers ce matériau partagé, Deniz met en lumière ceux qui le manient habituellement, maçons et ouvriers du bâtiment. En principe, la qualité du travail de ces derniers se mesure à l’invisibilité de leur geste. Deniz, au contraire, donne à voir la formation et les déformations, le travail et les accidents de la matière. Alors, vient une question : et si le peintre, en abandonnant son autorité créatrice aux imprévus de la matière, ne s'effaçait pas seulement devant le hasard, mais aussi pour faire place, dans son œuvre, au travail d’autres que lui, qui gardent leur anonymat, mais cessent d’être invisibles?